RFF – SNCF, qui décide du rail en France ?
Analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation et observateur ferroviaire
Rendez-vous aussi sur la page facebook de Mediarail.be, ainsi que sur Twitter et LinkedIn

A l’origine
Les opposants français ont toujours crié le même message : le modèle européen est un modèle ultra-libéral à tendance anglo-saxonne et s’oppose frontalement au modèle politique en France, qu’il soit de droite ou de gauche. Il est intéressant dans cette rubrique d’évoquer la teneur de cette fronde, car il influe fortement sur la gestion du chemin de fer de l’Hexagone. Particularité issue du lointain jacobisme : un Etat très centralisé où Paris décide de tout et affirma sa puissance, dans le but de conforter la « nation indivisible ». Contrairement à d’autres Etats, la décentralisation ou la fédéralisation est perçue en France comme une négation de la nation, d’où les débats incessants sur la responsabilité des uns et des autres en matière locale. Une représentation pratique de ce modèle politique fut l’instauration d’un pouvoir fort doté d’un corps d’Etat réputé d’ingénieurs et de technocrates, les fameux « énarques » (1), qui représentent par juxtaposition le pouvoir de l’Elysée jusqu’aux confins de la France. Ce modèle peut s’apparenter au centralisme bureaucratique dont a pu se revendiquer naguère le « bloc de l’Est » et l’URSS.

Chemin de fer national
Le chemin de fer est ainsi le meilleur exemple de ce centralisme  « à la française » puisqu’il fut d’emblée conçu comme un instrument de progrès et de cohésion nationale dans une France du XIXème très largement agricole. En cette époque troublée en Europe, il est peu question de coopération internationale et chacun établit ses normes pour imprimer « sa » marque. La rivalité technico-industrielle entre l’Allemagne et la France assoit durablement les frontières étatiques imperméables, mais aussi les rancoeurs qui déboucheront sur deux guerres atroces en première moitié du XXème siècle. Le chemin de fer pu néanmoins entamer une série de discussions purement techniques pour tenter une normalisation, débouchant de nos jours aux fameuses fiches de l’UIC. Mais ce semblant d’internationalisation du chemin de fer ne fut que partielle car elle ne se concentra que sur des normes internationales n’engendrant pas de syndromes politico-technologiques, en l’occurrence les wagons et les voitures, excluant la traction et les hommes qui, fonctionnaires nationaux, ne pouvaient dépasser les frontières d’Etat, à quelques exception près (2). Depuis la fin de la vapeur la technique a fait un sérieux bon en avant mais toujours sous couvert de normes nationales, en dépit de la naissance de l’espace européen sans frontières (ci-contre photo de Rixke-Tassignon.be). C’est cet aspect normatif, et le constat que le rail vivait en circuit fermé, qui engendra dans les années 80 une vaste réflexion sur l’interopérabilité du chemin de fer européen et à sa capacité à sauter les frontières dans la totalité de leur exploitation, traction incluse ! Problème : une normalisation aujourd’hui s’avère bien plus ardue qu’à la belle époque vapeur du XIXème siècle, où tout était encore à faire.

L’Europe s’en mêle
Armée de larges pouvoirs, l’Europe de « Bruxelles » s’attaque aux pouvoirs nationaux là où des freins à l’expansion économique sont avérés. Le chemin de fer, en déclin malgré TGV et ICE, ne représente plus qu’un cinquième du transport tout en absorbant un gâteau jugé énorme des dépenses nationales. Campées sur « leur territoire », les compagnies historiques coopéraient mais sur base de la COTIF, une convention très lourde basée sur la coopération et l’équilibre, gérée par un bureau de compensation, le BCC basé à Bruxelles. Pour revitaliser le rail, l’Europe propose de « diviser pour régner » et promulgue, pour faire naître de nouveaux entrants, une première directive séparant l’Infrastructure de l’Exploitation, la 91/440/CE. Le but était d’éviter une discrimination entre les demandes de nouveaux services et celles de l’opérateur national qui aurait pu rester privilégié. Une claque pour la France centraliste. Cela entraîna de la part des Etats à des réponses très diversifiées au niveau juridique et institutionnel, sujet « très sensible » qui fut perçu par certains comme une occasion rêvée de casser les monopoles, y compris syndicaux. En marge se trouvait également la question des retraites qui, aux chemins de fer, est resté dissociée du droit commun depuis toutes les nationalisations des années 20 à 40, engendrant un questionnement politique sur le maintien d’une telle disposition. C’est dans ce contexte que fut menée dès 1995 une étude sur la traduction française de la 91/440, sous la houlette de Bernard Pons puis d’Anne-Marie Idrac.

SNCF en faillite ?
Vers 1995 – 1996, la SNCF était en faillite virtuelle de 425 millions € (3) ce qui donnait peu de poids au critère européen de simple séparation comptable : qu’est-ce qu’une comptabilité dès l’instant où il y a faillite ? C’est donc dans les cabinets ministériels parisiens que s’échafaude l’idée de la création d’un établissement public séparé pour l’infrastructure. Associée aux négociations, les instances syndicales sont en accord avec l’idée, mais ne parviennent pas à vendre le projet à la base cheminote où une petite minorité de militants fort en gueule ferraillent pour le maintient de l'unité nationale , provoquant un retard dans le vote. Ce n’est qu’au premier trimestre 1997, et avec l’abandon du Contrat de Plan, que nait Réseau Ferré de France avec pour premier président Claude Martinand. Le ministère des Transports change de main entre-temps pour passer chez le communiste-cheminot J-C Gayssot.

Réseau Ferré de France
Dans l’année de sa création, RFF ne dépasse pas les 55 personnes et est assigné à la discrétion pour ne pas contrarier les cheminots et « leur » ministre PCF, pas chaud du tout sur ce coup de poignard dans la grandeur nationale. Elle hérite néanmoins de 29 000 km de lignes et de 108 000 ha de terrains répartis dans les 10 000 communes « ferrées » de France. Le mot « hériter » est à étirer sur la longueur car il faudra une dizaine d’années pour entériner quoi appartient à qui, notamment le juteux patrimoine des grandes gares qui ont des espaces commerciaux très prisés. 

L’exception française décline encore toute sa splendeur de par les missions qui sont dévolues au nouvel établissement public : la reprise de la dette SNCF de 20 milliards € et l’obligation de déléguer toutes les tâches de gestion du réseau…à la SNCF. Concrètement, l’article 11 du décret constitutif interdisait à RFF de faire appel à la concurrence pour les travaux de voies, l’obligeant à ne traiter qu’avec la seule SNCF, qui reste de facto le « gestionnaire délégué » de l’infrastructure ferroviaire par la loi. Le choix du montant des redevances reste par ailleurs une prérogative du Gouvernement. Le royaume de Kafka n’est pas loin lorsqu’on se rend compte que c’est la SNCF qui fixe le montant des factures d’entretien…à RFF. En clair, la SNCF cherche à se rémunérer le mieux possible alors que RFF, qui a aussi une mission d’assainissement des finances, cherche le coût d’entretien le plus bas. Il ne s’est trouvé personne dans les gouvernements successifs pour mettre un terme à ce carrousel insensé, si ce n’est en 2009 avec la promulgation d’une loi de Finances créant une subvention globale destinée à concourir à l’équilibre financier de RFF.

Côté pures finances, RFF reçoit des subventions dans le cadre des conventions de financement des projets d'investissement conclues avec des tiers (État, Collectivités locales, Régions, ..). La subvention annuelle tourne autour des 2,4 milliards €.  La gestion de la dette, elle, entraînait une dépense d’1,5 milliard € en intérêts annuels. Si l’Etat s’engagea dans un premier temps à payer, ce ne fut plus le cas dès 2001 et RFF dû se résoudre à emprunter auprès des banques pour les rembourser. Les techniciens de la finance durent batailler ferme pour trouver des emprunts sur 30 ans plutôt que 15, adoucissant la facture annuelle. Côté redevances, RFF perçoit celles qui sont fixées « en haut lieu » au travers du document de référence réseau, qui comporte les détails sur la redevance de réservation, la redevance de circulation et la redevance d’accès. Histoire de barrer la route à la concurrence, les dédits pouvaient être coûteux puisque RFF demandait des sillons fermes à J-60. L’ensemble des redevances avoisinait en 2011 les 4,5 milliards € alors que le coût total du réseau est estimé à environ 6,5 milliards €  par an, les revenus de RFF ne couvrant donc que les deux tiers de cette somme. L’opacité des comptes, en dépit de somptueux rapports annuels sur papier glacé, ne permet d’estimer la totalité des subventions du rail français qu’aux alentours de 10 à 12 milliards d'euros annuels (SNCF et RFF).

Des relations exécrables
La création de RFF en 1997 a, on s’en doute, été accueilli à la SNCF avec une froideur toute soviétique. C’est que la grande dame, née en 1938, n’avait pas perçu qu’un jour elle ne serait plus seule à décider du ferroviaire. La société a depuis toujours cultivé le culte des « grands ingénieurs », les Nouvion, Garreau, Dupuis, Armand ou encore Lacôte qui « ont fait » la SNCF. Le cousinage avec Alstom était tel qu’on aurait pu dire que l’un était une filiale déguisée de l’autre, ce qui en dit long sur l’absence de mentalité européenne que le service public aurait dû décliner, sachant que de l’autre côté du Rhin Siemens et Krupp pratiquaient la même politique avec la DB, ainsi que BN et les ACEC avec la belge SNCB. Chacun chez soi, payez et laissez-nous tranquille, tel était le chemin de fer des Trente Glorieuses !

(photo Didier Duforest via Wikipedia)
Il faut cependant temporiser les critiques de technocratie fréquemment lancée à l’égard du champion national : que serait le TGV sans la SNCF et Alstom ? Que serait la traction si le 25kV n’avait pas été lancé entre Thionville et Valenciennes dans les années 50 ? Comme dans tous les chemins de fer d’Europe, on a préféré construire des BMW – plus visibles par le public - en les faisant rouler sur des voies pourries que personne ne voyait. Les LGV ont répondu à ce réseau mal entretenu. Il n’empêche qu’au delà de la technique, l’absence de réflexion prospective et de recherche socio-économique sur l’avenir du transport ferroviaire font que la SNCF ne s’adapte que dans des systèmes contraints et subis, et c’est encore toujours le cas de nos jours. De plus, l’absence de vision européenne reste bel et bien encouragé par l’Etat lui-même, rappelons-nous le très nationaliste épisode des futurs Eurostar sous l’ère Sarkozyste (4).

L’arrivée de RFF pose immédiatement les questions qui fâchent : détenir le réseau, c’est détenir les capacités commerciales. Une horreur pour une grande dame habituée à pratiquer le train rare mais chargé à sa guise. Depuis 1980, la politique vire au tout TGV, par dédoublement de l’étoile de Legrand dans le but unique  d’abattre Air France et Air Inter sur le marché domestique. L’autre horreur tient à ce que dorénavant chaque acte d’un cheminot aura un coût qu’il faut justifier. Les pratiques de la SNCF, notamment les fameux blancs travaux en pleine journée, sont clairement visées, provoquant de vastes surchauffes éruptives dans le personnel dont les habitudes sont bousculées et surtout médiatisées.

Mais le mal est ailleurs : la SNCF, c’est une marque de fabrique, et les français ne peuvent se résoudre à voir la grande dame se faire dicter des leçons.  Un ancien cadre de RFF racontait encore cette propension récente de la SNCF à envoyer une liste de projets sans concertation, où RFF n’avait qu’à signer, tel un notaire docile.  Les humeurs incompatibles des patrons de part et d’autre, Hubert du Mesnil et Guillaume Pépy, remontaient comme il se doit jusqu’à l’Elysée qui ne pouvait que constater les dégâts. Du coup, il fallu mettre en place en 2010 un gendarme du rail – l’Autorité de Régulation des Activités Ferroviaires (ARAF) – pour tenter de calmer le jeu, ce qui eut peu d’impact à la lecture de l’actualité récente. Pire, une « Direction de la Circulation Ferroviaire  (DCF) » fut crée de toute pièce, non pas chez RFF mais… à la SNCF pour garder la main mise sur les cruciaux horairistes, maître d’œuvre de la politique commerciale.

La question du graphique
(photo getpart via Wikipedia)
Détenir le réseau, c’est détenir les capacités, on ne peut mieux dire que cette évidence démontre l’absurdité du modèle français actuel. En Belgique, le même débat est apparu avec la crainte majeure d’une Infrabel « surpuissante » décidant de tout.  L'organisation française actuelle ne donne pas des résultats satisfaisants pour produire de bons sillons, qui sont souvent attribués trop tard. L’ARAF réclame donc que les équipes des horairistes de la DCF et de RFF se rapprochent, voire s’installent définitivement chez RFF, ce qui fut décidé en avril 2012 avec le déménagement de la DCF dans un immeuble Avenue de France (XIIIe arrondissement de Paris), à quelques mètres du siège de RFF. Ce qui mis en ébullition la blogosphère cheminote, craignant la fin d’un tas d’avantage (trajet gratuit, primes…), ce qui en dit long sur la défense des clients, absents du débat comme il se doit. L'emménagement de la DCF entérinerait la naissance d'un ensemble piloté par les soins de RFF et séparé de la SNCF. Une lecture très rapidement démentie par le nouveau gouvernement Ayrault, on imagine bien pourquoi…

(A lire aussi : Réforme SNCF, les réalités et les motifs)
 
(1) de « l’ENA », l’Ecole Nationale d’Administration, autre représentation du centralisme français.
(2) Notamment sur Paris-Bruxelles et Metz-Luxembourg, voir l'excellent site Tassignon.be
(3) 17 milliards de FF, contestée par la gauche radicale qui parlait de « désinvestissement » de l’Etat sans se poser la question de la gestion financière du rail et des limites en dépenses publiques

Vos commentaires sur mediarail@hotmail.com