Le 4e paquet ferroviaire est servi


L’analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation 
A voir aussi : la chronologie des paquets ferroviaires

Le voilà donc, ce fameux paquet : tant attendu, tant craint, tant commenté et tant débattu avant même sa publication. Prévue pour mi-décembre 2012, le nouveau gâteau de la Commission ne fut servi que le 30 janvier 2013. Que contient-il finalement ? Trois grands thèmes sont abordés dans cette communication qui n’est, rappelons-le, qu’un « draft » :

1) La mise en appels d’offres obligatoire pour les services régionaux ou domestiques dès 2019, avec des exceptions prévues si l’équilibre économique général est menacé ;

2) Un renforcement du rôle des gestionnaires d’Infrastructures pour la dimension de l’offre, la maintenance mais surtout la gestion, y inclus la sécurité ;

3) Le renforcement des pouvoirs de la fameuse Agence Ferroviaire Européenne (ERA en anglais) sise à Valenciennes et qui couvrira des domaines actuellement très « nationaux » comme la certification du matériel roulant.

A cela s’ajoute aussi l’adoption de la refonte du 1er paquet en novembre 2012 à  Luxembourg et l’abrogation du très ancien règlement (CEE) n° 1192/69 du Conseil du 26 juin 1969… 

Bataille idéologique

La fièvre généralisée qui a précédé l’arrivée du 4e paquet  a largement masqué les opérations en coulisse.  C’était probablement voulu, car chacun sait que même avec 6% de part de marché, la fièvre du rail déborde très vite chez la vox-populi, le pouvoir de blocage du rail étant ici inégalé par rapport à d’autres secteurs.  De plus, dans un environnement institutionnel très technique qui ne passionne pas les foules, l’on trouva plus commode d’opposer la réforme ferroviaire en terme de droite ou gauche, plus facile pour manipuler des slogans. Peccadilles ? On relèvera, à titre d’exemple, le refus du patron de la SNCF Guillaume Pépy d’apposer sa signature finale de la convention collective du fret qui aurait dû l’être pour l’été 2012. Motif : la mouture projetée entérinait un affaiblissement de la SNCF qui doit composer obligatoirement avec des coûts de ressources humaines bien supérieurs aux nouveaux entrants. En clair : la sauvegarde des acquis sociaux - et la peur de la rue – prend une part grandissante dans les arguments des opposants à la réforme ferroviaire de la Commission.  Il faut dire que pour un CEO en Europe latine, dominée par la confrontation entre base et élite, ce n’est jamais très gai de voir son entreprise à l’arrêt.

Un handicap auquel ne sont pas confrontés leurs homologues du « Nord » : dans l’Europe germanique, peu d’actions sociales paralysantes, ce n’est pas la mode. L’Allemagne, numéro un dans le paysage ferroviaire, a cependant aussi bataillé ferme contre une partie du 4e paquet, mais pour un tout autre motif : sa constitution en holding qui inclus la maîtrise de l’infrastructure via DB Netz, ne garantirait pas une indépendance absolue vis-à-vis des nouveaux entrants, d’après ses détracteurs.  DB Netz, gros pourvoyeurs de revenus via les redevances d’accès, dispose d’une oreille attentive jusqu’au sommet de l’Etat, car tout revenu est bon lorsqu’il s’agit de renflouer un déficit transport : on appelle cela les subventions croisées. Surtout, la réforme ferroviaire allemande de 1994 a mis au pilon les pratiques encore en vigueur en Europe latine : liquidation de la dette en échange de la fin du cheminot statutaire et de l’ouverture graduelle à la concurrence.  Berlin estime donc en avoir fait beaucoup et peut malicieusement se reposer sur un groupe DB tentaculaire qui progresse et fonctionne plutôt bien.

A la lecture de ce contexte, la pseudo alliance franco-allemande contre une partie du quatrième paquet tient davantage d’un leurre momentané, avant de probables nouvelles hostilités. 

Les constats

C’est peu dire si le chemin de fer collectionne deux records : celui du marathon législatif et celui de l’abondance législative. L’un et l’autre démontrent l’apesanteur dans laquelle survit le secteur ferroviaire et l’obligation qu’ont les élus de s’y impliquer bien plus que dans les autres modes de transports, qui se sont régulé eux-mêmes avec moins de résistance (auto, aviation, marine marchande).

Le fret français s'est surtout développé en Allemagne ! (ph kbs478)
Mais quel était le but initial de tout cela, finalement ? Dans les années 90, il fallait absolument que rail reprenne des parts de marché à la route et à l’aérien. Pour ce « modal-shift », on pensait qu’une adaptation de la législation suffirait et que le service public en serait capable. Las, les élus de l’époque se sont fait gruger : les réseaux ont pris par-dessus la jambe la directive 91/440. Il y eut bien des comptabilités séparées infras-tructure/transports, mais dès l’instant où les directeurs se parlent dans la même pièce, les bonnes habitudes demeurèrent la règle. Une évolution consista en l’apparition de contrat de gestion entre le donneur d’ordre, l’Etat, et le mandataire, le chemin de fer public. Sur ce thème, l’Europe socio-culturelle multiple prit des chemins divergents… 


Les autres paquets législatifs successifs devaient répondre à un océan de problèmes plus techniques : certification des conducteurs, attributions des licences aux nouveaux entrants, gestion « non-discriminée » de l’allocation des sillons horaires, instauration d’une Agence Ferroviaire européenne, ouverture à la concurrence du fret (2007) et du trafic voyageur international (2010), …etc.
 En dépit de tout cela, il y eut des plaintes de nouveaux entrants face à tout une série de discriminations : procédure d’attribution longue de licence allant jusqu'à 900.000, obstruction aux gares principales et rejet en gares périphériques (Milan), obstruction à l’allocation de sillons par attribution prioritaire à l’opérateur historique, collection des  données commerciales confidentielles par l’opérateur historique « multi-player », pour ne citer que ces récents exemples.
Plus grave : le degré d’intégration de la législation européenne au sein de chaque Etat-membre a été on ne peut plus diversifié et fait l’objet de plaintes officielles de la part de l’UE, certaines toujours en cours. 

Les coûts de la réforme

Les opposants à la réforme trouvèrent alors un autre thème de prédilection :  ceux qui ont joué le jeu et séparé leur infrastructure du transporteur national pointent les coûts excessifs de la séparation et le manque de coopération dans un système technique historiquement fermé. Une étude relayée « là où il le faut » affirmait même que la  réforme ferroviaire coûtait plus cher aux contribuables qu’au temps de la structure à l’ancienne. Sur ce point, rien ne vaut cette analyse du professeur Chris Nash de l’université de Leeds (UK) : les coûts ont effectivement crûs pour le contribuable anglais, mais ont diminué de 20 à 30% pour le suédois et l’Allemand (1). Le modèle anglais n’est donc pas celui à retenir. Cela dit, le coût des doublons n’est pas à prendre à la légère et ce fût l’une des marges de manœuvre des « pro-réintégration » belges qui échouèrent, la structure retenue étant bicéphale.
Un autre coût est celui dévolu à l’action juridique : c’est bien dans l’ère du temps et cela n’est pas une spécialité ferroviaire. Dorénavant, nouveaux entrants et opérateurs/gestionnaires historiques se parlent par avocats, voire tribunaux, interposés. Une judiciarisation à laquelle le rail n’était guère habitué du temps de bon-papa…

La Grande-Bretagne : un modèle qu'on ne retient pas ( Tutenkhamun Sleeping)

Le lobbying 
A côté de cela cohabitent à Bruxelles une bonne poignée de lobbys chargés d’influencer l’écriture de la législation, ni plus ni moins. A la CER, qui défend les intérêts des opérateurs historiques, on a multiplié les rencontres et les études pour assouplir la position de la DG Move sur le sujet de la structure, et quelques observateurs avisés ont pu distinguer la présence de Rudiger Grube (CEO de la DBAG) ou Mauro Moretti (CEO groupe FS) dans les couloirs de la Commission ou du Parlement. Ces chères études qui font sourire ailleurs, à l’EIM (l’association des gestionnaires d’Infrastructure) et à l’ERFA, une autre association qui défend les entreprises privées de fret. Pour la directrice de cette dernière, la quantité d’études produites par une telle variété d’association ne permet plus de se positionner et montre rapidement ses limites. Toujours est-il que France et Allemagne réussirent à infléchir certains points du présent 4e paquet… 

Les remèdes

D’abord le timing : les élections européennes de mai 2014 engendrent de facto le renouvellement de la Commission. Siim Kallas ne sera plus là et son successeur devra poursuivre, ou amender, la réforme. D’où l’intense jeu de lobbying décrit plus haut.  But du jeu : une CER qui fait tout pour freiner la Commission et l’EIM et l’ERFA qui inversement font tout pour l’accélération. Combat en vue ? 

Renforcement de pouvoirs et interopérabilité 
Séparer l’infrastructure nationale du transporteur historique,  en renforçant les pouvoirs à la fois de ces gestionnaires d’infrastructure et en renforçant ceux de l’ERA, l’agence ferroviaire européenne très occupée pour l’instant avec l’implémentation de l’ETCS. Le premier point a, on l’a assez vu, provoqué de vastes débats souvent plus émotionnels que pragmatiques. Pour le second, il s’agit clairement de passer à une régulation supranationale, recouvrant toutes les agences nationales de sécurité dont le rôle va être profondément revu. Une formule très demandée tant par les nouveaux entrants que par les constructeurs : dorénavant, chaque nouvelle locomotive à certifier aurait son « passeport »  valable pour un certain nombre de réseaux.

Autre point important : les gestionnaires d’infrastructure devrait être le détenteur du graphique de circulation, celui-là même qui fait l’objet de bataille rangée entre la France et Bruxelles, et non plus le transporteur. Pas sûr que sur ce thème il n’y ait pas des tours de passe-passe à l’étude pour contourner habilement cette donnée d’indépendance.

La Suisse a largement repris les principes de l'UE (ph Mike Knell )

Séparation/intégration : chacun choisi 
La Commission se plie aux choix qui touchent, finalement, à la souveraineté des Etats. Les enjeux socio-culturels l’emportent sur la libre circulation des nouveaux entrants. Le but absolu est de se prémunir contre la discrimination, que ce soit aux sillons et aux droits d’accès. Sur ce thème, l’approche idéologique qui a prévalu à l’automne 2012 ne vaut rien. Il s’agit avant tout que chaque Etat ordonne à « son » gestionnaire une transparence totale, sous peine de plaintes. La Suisse, non membre de l’UE, l’a parfaitement intégré à travers « Sillon Suisse SA », une entité qui se veut indépendante. Mais même là, certains opérateurs ont pointé le fait que les CFF ont un accès direct à leurs propres données commerciales confidentielles, ce qui crée un conflit d’intérêt dont l’Europe devra aussi s’inspirer, en accordant plus d’indépendance au gestionnaire d’infrastructure sans préjuger d’une séparation ou d’une intégration. Car le but final est d’éviter qu’un Etat membre fasse de l’obstruction à l’arrivée de nouveaux entrants. 

Trains régionaux et suburbains 
C’est l’objet de toutes les crises d’épilepsie : toucher au régional, c’est toucher aux gens. En Allemagne,  quantité de lignes dont ne voulait plus la DB sont passées « à la concession privée », avec des résultats corrects puisque les tarifs sociaux sont sauvegardés par les länder tandis que le matériel roulant est neuf et payé avec l’argent des banques, pas celui des contribuables. Dans sa communication de janvier, la Commission fait état de 50% d’augmentation du nombre de voyageurs sur dix ans : cela n’est pas dû aux seuls exercices privés mais concerne aussi, et parfois surtout, le service public. 

« En modifiant le règlement relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route, la Commission vise à introduire une obligation de mise en concurrence pour les contrats de service public à partir de décembre 2019 ». Telle est la phrase choc écrite dans le draft de la Commission.  Des exceptions d’attribution directe sont permises ce qui revient à entériner l’actuel système de contrat de gestion qui ravira notamment la Belgique. 

Conclusions provisoires 
La quatrième pâtisserie européenne concernant le menu ferroviaire serait-il le dessert final ? Nul ne peut en préjuger. Des certitudes – et des confirmations – se sont fait jour au fil du temps. La part de marché du rail est à 6% de l’ensemble des déplacements dans l’Union, et deux citoyens sur trois ne prennent même jamais le train, confirmant un mode de vie largement détourné du rail (2)(3)(4). Très clairement, les actions législatives de l’Union ne videront pas les autoroutes mais sans elles, pourrions-nous encore parler de trains aujourd’hui ?  Beaucoup pointent l’absence d’Europe sociale, mais tous savent que cela passerait par une linéarisation culturelle. Il semble acquit de laisser cette utopie au rang des rêveries : quel français ou belge voudrait-il devenir Allemand, Suisse ou Finlandais, et inversement ? Et qui irait défendre les acquis du voisin ?

Il sera donc intéressant de voir qui défend quoi, les travailleurs d’abord, les usagers après, ou l’inverse. Nul doute que pour atteindre les 10% de part de marché, certains errements de la Commission devront être corrigés, et certains pouvoirs renforcés. Mais à ceux qui prônent la peur du changement et génèrent les slogans faciles, objectons que le chemin de fer d’hier n’est clairement pas plus celui de demain. 


(1) Railway Gazette International 01/13 pg 31
(2) A lire : trains et vacances, les ratés du transfert modal 
(3) A lire : mobilité domicile-travail : entre rêves et réalité 
(4) A lire : le train en mode survie 
(5) A lire : entre technique et éthique (EN) Intermodale24-rail