Wagons et triages : lutter pour la survie

L’analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation 

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Ce fut l’un des piliers du transport de marchandises par rail. Le wagon complet remis aux chemins de fer, qui transite d’une gare à l’autre via un triage, fût le principal type de transport qui fit la gloire des XIXème et XXième siècle.  Cette technique qui utilise de surcroit les embranchements d’usine fait face de nos jours à un questionnement quant à son avenir. Rien ne vaut dès lors un décryptage du passé pour comprendre la situation actuelle.

La technique
Une locomotive diesel collecte des wagons disséminés dans des entreprises qui ne fournissent chaque jour que peu de marchandise. Le convoi, jamais très long, se rend alors au triage proche ou lointain où d’autres trains locaux convergent également avec d’autres wagons complets. Triés par destination comme le montre le schéma ci-dessous, les wagons sont rassemblés en un long train qui parcourra de 100 à 1000 kilomètres vers un autre triage de destination. Dans ce dernier, le train sera « dégroupé », les wagons reclassés par destination A, B,… puis à nouveau une petite locomotive diesel emmènera les wagons destinés vers A, une autre vers B, … et ainsi de suite. Voilà pour la technique. Et d’aucun de se demander pourquoi elle n’est pas davantage mise en valeur.


Structure industrielle
Par le passé, on travaillait près de son usine, tout simplement parce qu’il y avait des usines partout. Les voies ferrées longeaient ainsi des chapelets d’entreprises, toutes dotées d’un raccordement ferroviaire privé de quelques dizaines de mètres. Quand ce n’était pas  le cas, une « cour à marchandise » permettait chargement et déchargement sur des camions. Ainsi vécu le chemin de fer à l’époque où il fut dominant. Et on prendra comme témoin cet extrait SNCB relatant les trafics de 1973 : « Les trois rubriques traditionnelles, combustibles solides, minerais et produits métallurgiques, alimentent toujours l’essentiel du trafic ferroviaire. Ensemble, elles ont représenté, en 1973, près de 75 % des tonnes transportées par wagons complets. Dans les gains de trafic réalisés, ces trois rubriques interviennent pour près de 80 % » (Source : Le Rail, août 1974). En clair, le reste du trafic diffus ne concernait que 25%. Nous ne reviendrons pas sur la situation industrielle actuelle, qui a largement été évoquée dans un autre post. Toujours est-il que le trafic par wagon complet intéresse plus particulièrement les industries chimiques, papetières et métallurgiques.

La pratique
Après la seconde guerre mondiale, le chemin de fer fut reconstruit à l’identique des années 30 afin de rétablir la mobilité au plus vite. En traction, on tenta rapidement de substituer la vapeur au diesel pour les manœuvres, à l’électricité pour les lignes principales. Mais on pouvait encore observer fin des années 50 des trains de desserte en traction vapeur, « glorieuse époque » diront les nostalgiques d’un autre temps. Rien ne vaut cet extrait d’un règlement de 1961 de la SNCB démontrant la logique d’époque du transport ferré. Extraits : « (…) Cette demande (ndlr de wagon) doit être introduite 48 heures à l'avance pour les expéditions de 1 à 4 wagons et 96 heures à l'avance pour des expéditions plus importantes (…) Pour y être placé à un endroit déterminé - rampe de chargement, quai surélevé, dépôt particulier en gare - une légère taxe est perçue ». Ce type de texte est à coup sûr banni des concepts commerciaux d’aujourd’hui, mais il démontre parfaitement qu’à l’époque on parlait bien du chemin de fer en tant « qu’usage d’un bien d’Etat », ce qui contraste complètement avec la logistique actuelle !

Tarifs d’Etat
Dans une autre revue, en 1963, à la question de la tarification au cas par cas, selon le client et la logique commerciale, le directeur  la SNCB Marchandise  - valable partout ailleurs - est très clair : « Non, la loi du 25 août 1891 (!!!) interdit formellement les contrats particuliers. Nous pouvons faire des tarifs spéciaux, mais ils doivent être publiés et être accessibles à tous les trafics qui peuvent réunir les conditions qui y sont prévues. Evidemment, ceci nous met en état d’infériorité sur le plan commercial vis-à-vis des transporteurs routiers, qui ne sont pas astreints à l’obligation de publier leurs tarifs. Pour la voie d’eau, le fret normal intérieur de même que les tarifs spéciaux sont également publiés. Pour rétablir l’égalité, l’obligation de publier les tarifs devrait soit s’appliquer à tous les transporteurs, soit être totalement supprimée » (sic). C’est bien la deuxième option qui fut prise vingt-cinq ans plus tard…

Le wagon isolé aujourd’hui
Rien de tel – une fois encore – que cette vérité énoncée en 1963 : « En trafic intérieur, nous ne devons pas lutter pour conserver des trafics dispersés ou occasionnels, mais pour obtenir des courants massifs » (Source : Le Rail, juillet 1963). Une prophétie qui se réalisa sous un angle double : d’une part par la transformation effective du trafic fret vers le train complet, dominant aujourd’hui ; d’autre part, par la chute drastique de la petite industrie locale chère aux écolos, et son remplacement dans des zonings industriels implantés aux abords immédiats des autoroutes. En clair, la société de consommation telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec son « tout, tout de suite et à tout moment », a marginalisé une technique de transport désormais encadrée dans le déficit permanent. En France, 80 % des marchandises transportées par la route le sont dans un rayon de moins de 300 kilomètres. En Belgique, les distances y sont bien moindre et le trafic ferroviaire diffus est considéré comme rentable au-delà des 250 kilomètres, soit hors frontières du pays !

Questions sociétales
Le transport par wagon complet – dénommé TPWC – demande, on l’a vu en pratique, beaucoup de temps et de personnel. La technique exige du personnel doté d’une importante polyvalence et une grande flexibilité en ce qui concerne les heures de travail ou la combinaison de différentes fonctions. Dans tous les pays, il a été constaté que cela posait des problèmes avec le statut des cheminots. Cela a paru être une découverte pour tous, tant il est acquis depuis des lustres que le secteur transport de marchandises (camions-trains-marine marchande) ne peut se gérer comme le transport voyageur, à horaires, trains et jours fixes !

Rostock Seehafen, Allemagne (photo wolfro54)
Dans la hiérarchisation du chemin de fer, on ne mélange pas les pinceaux : le train de desserte est conduit par un conducteur et les wagons dételés/attelés par un « ateleur de wagons ». Deux personnes donc, avec une locomotive de 50 à 70 tonnes en diesel (CO2…), des manœuvres nombreuses chez le(s) client(s), du temps, et encore du temps. A cela s’ajoute la disponibilité des wagons : un client peut en souhaiter des types particuliers qu’il faut parfois aller chercher bien loin, ce qui renchérit encore le temps d’attente, de manœuvres, et donc de coûts ! Par rapport aux trains complets qui peuvent être « self-supporting », le contraste est saisissant et la différence se marque aussi dans les esprits politiques. Le wagon complet réuni ainsi deux problématiques sociétales : celle de l’emploi peu qualifié et celle liée à l’environnement .

Renoncement ?
Pour faire bonne figure face à ses engagement environnementaux, la Commission européenne elle-même s’est lancée dans une énième étude, alors que la SNCF – tout comme les autres d’ailleurs – ont largement réduit la voilure et fermés de nombreux triages. Plus symptomatique, c’est au royaume du rail que la déconfiture du wagon isolé prend toute sa quintessence. Début 2012, les CFF Cargo, disposant du monopole en trafic intérieur suisse, remettait en cause 155 des 500 lieux de desserte cargo pour le trafic marchandises par wagons complets, là où il y a moins de 1000 wagons par an, soit ce qui représentait à peine 6% du trafic intérieur annuel. Chez SNCB-Logistics, le diffus représente moins de 30% des trafics pour des recettes très faibles par rapport aux trains complets.

Cinq minutes de courage politique
En 2010 fut fondée l’alliance Xrail qui couvre la production du transport international par wagons isolés entre les sept entreprises de fret ferroviaire fondatrices, toutes publiques. L’option de l’Etat reste donc le fil rouge de cette alliance dont il est trop tôt pour en tirer les conclusions.

De manière générale les politiciens sont écartelés devant deux options : soit un subventionnement élevé pour peu de résultats, dont pourrait se plaindre la concurrence, les routiers et certains groupes politiques ; soit la prise en charge par des opérateurs fret de proximité, déjà présents un peu partout en Europe. Cette dernière option demande à coup sûr cinq minutes de courage politique à tous ceux qui sont « terrassé » par l’idéologie : l’OFP est soit un privé, soit un service public mais à condition de le vouloir, tant au niveau du matériel roulant dédié que des prestations du personnel.

Comme le monde ferroviaire a les yeux tournés outre Bâle, observons cette demande en 2012 de Francis Daetwyler (PS de Saint-Imier, Jura), à propos de la restructuration du trafic diffus CFF : « (le groupe PS demande que) le canton intervienne auprès de la Confédération afin de permettre que la desserte fine soit assurée par une autre entreprise que CFF Cargo quand cette dernière entreprise se retire. Il s’agit de desservir les points de chargement existants et de rechercher de nouveaux clients. Un opérateur de proximité a une souplesse de fonctionnement plus grande et peut proposer des solutions créatives ». Quand l’idéologie des Alpes diffère de celle des plaines d’Europe…

Dans les deux cas de figure, OFP ou subventionnement, c’est bien le transport qui s’adaptera à l’industrie et non l’inverse. Et là, on a quelques craintes lorsqu’on scrute les idéologies des uns et des autres…


A voir : une intéressante video de SBB Cargo concernant les manoeuvres de wagons complets