Le rail de demain, version web 2.0

L'analyse de Mediarail.be - Technicien signalisation

« Quoi qu'il en soit, il arrive des époques où les changements qui s'opèrent dans la constitution politique et l'état social des peuples sont si lents et si insensibles, que les hommes pensent être arrivés à un état final ; l'esprit humain se croit alors fermement assis sur certaines bases et ne porte pas ses regards au-delà d'un certain horizon ». Cette citation de Tocqueville conserve toute sa pertinence à notre époque actuelle. Le débat sur les défis du rail de demain englobe toute l'Europe et suscite maintes interrogations et craintes, le chemin de fer plus particulièrement que d'autres secteurs. Pourquoi ?

Le mobile roulant, si particulier
Le chemin de fer est une industrie de réseau depuis sa création vers 1820 en Grande-Bretagne. Contrairement aux voies navigables et aux routes, dès le départ, le mobile roulant ferroviaire - le train - a dû satisfaire à des exigences techniques très fortes, contrairement aux péniches ou aux mobiles routiers, charrettes d'abord, camions et autos ensuite. Les exigences ferroviaires se sont accrues avec les progrès de l'électrotechnique : les circuits de voie de détection des trains, les validations au passage des signaux et les protections contre les champs magnétiques électriques ont enfermé le chemin de fer dans une technique et une logique propre, totalement NATIONALE. Il en a résulté sur le Continent Européen la création d'une trentaine "d'îles technologiques" incompatibles entre elles. Les Spécifications Techniques d'Interopérabilité  (STI), lourdement engendrées par l'Europe du XXIème siècle tentent de remédier à ce funeste handicap que n'ont pas les autres transports.

Les compagnies ferroviaires, si particulières
L'histoire mouvementée de la création du réseau ferroviaire accompagnée des heures sanglantes de l'ancienne Europe ont conduit les Etats à reprendre les choses en main, dans une optique d'idéologie de l'Etat chère aux années 30 et de grave crise financière. La totalité des nationalisations engage les chemins de fer au service exclusif de l'Etat : ils sont encore, à cette date, le transport dominant. Plus pour longtemps. 

En outre, l'étendue des missions d'Etat les oblige à de nombreux devoirs, au rang desquels la sauvegarde des intérêts de l'économie nationale. Or la sauvegarde des intérêts de l'économie peuvent ne pas cadrer avec les intérêts du chemin de fer, premier dilemme. Tous les cheminots deviennent de facto "agents de l'Etat" et se voient octroyer un régime différencié du droit commun, les prenant en charge du berceau au cercueil, puisque les chemins de fer doivent en outre s'occuper des pensionnés, veuves et orphelins. C'est le second dilemme.


Le nouveau matériel roulant est coûteux, mais il ne suffit pas. L'infrastructure a aussi besoin d'argent (photo Mediarail.be)

Apartheid des transports
Tous les pays sont donc ainsi dotés "d'états dans l'Etat", des administrations totalement indépendantes les unes des autres si ce n'est quelques assouplissements techniques permettant de faire transiter les voitures-lits ou couchettes, ainsi que les wagons de marchandises, d'une frontière à l'autre. Ces compagnies si particulières, dotées de trains si particuliers, se différencient grandement des autres transports terrestres : voies navigables et réseau routier sont des systèmes "ouverts", l'aérien aussi. Aucun constructeur automobile ou d'aviation ne gère d'infrastructure, à l'inverse du rail, et le réseau routier est quasiment offert par l'Etat. Il y a donc un clair apartheid de fait entre des transports où le politique fait la courbette et un transport ferroviaire prié de faire moins cher. Entre le secteur automobile, bénéficiaire et moderne, et le chemin de fer, déficitaire et vieillot, monsieur et madame tout-le-monde ont vite fait leur choix. Les politiques aussi...


Très chère technologie
La forte restructuration de l'industrie ferroviaire rationalisa l'offre de locomotive mais la modernisa aussi. Les prix de vente à la hausse arrivèrent à un moment charnière - les années 2000 - où toutes les compagnies nationales doivent renouveler leur flotte des années 60/70 : deux millions d'€ pour une locomotive et trois millions pour une automotrices à trois caisses, tels sont les critères d'aujourd'hui dans un contexte où les achats s'effectuent à coup de plusieurs dizaines, voire centaines d'exemplaires. Ces additions salées doivent s'ajouter au nécessaire reconditionnement des infrastructures existantes et à leur maintien minimal : en Suisse, le directeur de l'Infra réclama en 2009, 850 Mi CHF supplémentaires (1)....



L'illusion du chemin de fer bon marché
Cet exemple du champion mondial ferroviaire offre une démonstration de l'illusion entretenue face aux citoyens. Il ne s'est jamais trouvé une bonne âme pour démontrer les coûts réels du train, et pour cause : leur révélation aurait tout simplement signé la mort du rail voyageur, comme cela s'est passé aux Etats-Unis. "On" a donc usé de tout un attirail d'usages démontrant au citoyen que le train n'était pas cher, alors qu'il pense exactement l'inverse. La réalité est une vérité qui dérange : la technologie ferroviaire est chère, très chère.

Les années 80, avec ses nouvelles normes comptables, ont mis fin au mythe des années 30 et obligé les Etats à calculer au centime près : c'est la fin du robinet ouvert aux subventions ferroviaires. Dorénavant, tout est encadré, codifié et les coûts désormais connus. Tellement bien connus que les péages d'usage de l'infrastructure de tous les Etats de l'Europe grimpèrent à la hausse. Tellement à la hausse qu'ils signèrent notamment la mort des trains de nuit Belgique-Sud de la France. Des péages qui ont mis à mal jusqu'à la rentabilité même du TGV en France et de la grande vitesse en Europe. Retour de manivelle : la grande vitesse ne semble plus être la priorité des voyageurs, c'est le prix qui compte !

L'Europe du rail n'a existé qu'à travers ses wagons, pas ses statuts. Non pas du personnel, mais des usagers. Pour rappel, vous êtes famille nombreuse en Belgique mais vous ne l'êtes plus en France. Par quelle magie ? Celle de la non-Europe sociale : un Etat ne prend en charge que SES citoyens, pas ceux du voisin. Cela se ressent dans la tarification, en dépit de quelques efforts en "pass" et autre "Inter-Rail". Pour contourner la chose, sous couvert de modernité, une tarification différenciée selon l'âge du candidat, l'heure et la date du voyage permet de voyager à différents prix sur un même trajet, de même durée. Paradoxe de l'être humain : ce yield management semble décrié pour les trains alors qu'il est parfaitement accepté chez Ryannair et consorts. Mais cela ne suffit pas encore : à peine a-t-on modernisé la tarification que déjà, la clientèle a trouvé d'autres astuces, comme le covoiturage. 

Pas de train sans baxter
Le modèle économique en transport est difficile à calculer : non seulement en mathématique mais surtout par les grands écarts d'interprétation de nos amis économistes. La littérature fournie sur le sujet ne présente aucune unanimité et est sujette à "l'ambiance" socio-politique au moment de la rédaction. Ainsi les années 2000 ont largement marqué la sphère de l'emprunte carbone et du rail si peu polluant. Depuis 2011/12, le vent tourne et les calculs s'infléchissent  : le rail pollue aussi ! Les externalités réelles ou supposées de tous les modes de transport donnent lieu à de vastes campagnes de lobbying dans les hautes sphères bruxelloises. Les études et contre-études se suivent et se ressemblent, sans qu'on puisse se faire une idée globale. D'ailleurs, le veut-on vraiment ? Seul point d'unanimité : le rail ne peut vivre sans baxter. Et c'est forcément vrai pour les infrastructures. Du coup, subventionnées par le contribuable, est-il normal qu'elles ne soient attribuées qu'à un seul transporteur ?

Faux débats, vraies réponses
Cette question, l'Europe a tenté, et tente encore, d'y répondre à la place des Etats membres, qui y rechignent. De fait, les observateurs attentifs du rail européen ne peuvent qu'être de bonne foi : tout le débat actuel ne tourne qu'autour du statut du personnel. Première fausse route ? 

Car une des vraies réponses est le refinancement de l'infrastructure, domaine où seul l'Etat est capable d'exceller. Pour y arriver et surtout pour obtenir un contrôle stricte des dépenses, l'idée fut de séparer l'exploitation du réseau des "mobiles" roulant dessus. Ce qui provoqua une crise idéologique de la base, se voyant dépouillé de son statut particulier. Il n'en est rien et personne ne le demande. Mais les protestataires n'ont jamais daigné répondre à une question essentielle : pourquoi, par le passé, les subventions destinées "à l'infra" furent systématiquement versées au transport, pour éponger les déficits sociaux ? Devait-on laisser les choses en l'état ? En réalité, on pensait jadis qu'en améliorant seulement les trains, le client reviendrait en masse au rail. Une belle erreur de calcul...

La question statutaire demeure forcément volcanique : beaucoup de compagnies historiques sont encore dotées de commission paritaires des années 30 à 40. Un vrai tabou, lié à ce qui fût écrit plus haut. Les derniers arguments en date affirment que seuls des agents de l'Etat sont capables d'exploiter le chemin de fer en toute sécurité. A-t-on analysé les cinq dernières catastrophes, de Pécrot, de Buizingen, de Brétigny, de St Jacques de Compostelle ou de Granges-Marnand (Suisse) ? Tous du service public. Ne blâmons pas pour le plaisir : la sécurité est une affaire de formation et de gestion du personnel, peu importe le statut ! On ne conduit pas mieux un train parce qu'on a un emploi garanti à vie....

Quand à l'Europe, on peut dire qu'elle s'est enfermée dans une logique plutôt anglo-saxonne : elle fait horreur aux pays du sud qui ne jure que par une politique d'assistance latine. Est-il nécessaire de s'empêtrer dans d'interminables débats sur la gouvernance ? Tout au plus l'Europe peut guider, en gardant à l'esprit que le rail est encore géré comme une chose nationale (2). La France de Colbert vit toujours sur les grands corps d'Etat de l'époque napoléolienne. Elle s'émancipe à l'extérieur mais interdit qu'on vienne jouer chez elle (3). L'Europe devra veiller au grain, à la solidarité et l'équité entre membres, dont on nous chante les louanges chaque jour. Y arrivera-t-elle dans un contexte de repli idéologique ?

Les tenants de l'Ancien Empire n'ont pas encore prouvé comment rehausser l'attrait du chemin de fer, afin d'atteindre 20 à 25% de part de marché, soit le double du taux actuel ! L'argent ne suffit pas à lui seul : les méthodes comptent pour beaucoup, la discipline budgétaire reste indispensable, la gestion plus flexible des hommes, une obligation. L'uniformisation de la technologie n'est aussi qu'une partie de la vraie réponse, mais l'évidence est que le chemin de fer ne peut plus, comme par le passé, tourner pour lui-même, en présentant de beaux trains sur des voies pourries. A l'évidence, l'Etat n'a pas réponse à tout : on vit aujourd'hui pour la génération Y (4), celle du web 2.0. Le client est dorénavant un hyper-actif : il trouve des solutions plus rapidement que n'importe quel gourou en marketing (5). Danger...


« Cherchons à nous accommoder à cette vie ; ce n'est point à cette vie à s'accommoder à nous ». Montesquieu....
(1) A voir ici
(2) La chose nationale : à relire à cette page
(3) D'autant que les entreprises nationales tirent très bien leur épingle du jeu (à relire ici)
(4) La génération Y, c'est quoi ?
(5) Une nouvelle mode : louer une voiture pour un jour. A quatre, c'est nettement moins cher pour aller à Paris que par Thalys !