Trenitalia vs NTV Italo, vers une trêve durable ?
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Voilà bientôt deux ans que NTV-Italo traverse en full concurrence la péninsule italienne. Lancé en avril 2012, le premier concurrent mondial à grande vitesse peine à joindre les deux bouts et persiste à rester dans le rouge. Deux années de saga et de tirs croisés avec le rival du service public, Trenitalia, ont en effet raboté les marges des deux protagonistes. Les deux patrons, très en vue au sommet de l’Etat, sont toujours à l’affût de phrases assassines par médias interposés. Mais cette guerre de tranchée semble en coulisse devoir prendre le chemin de l’apaisement. Analyse.

Duel au sommet
La création de NTV fût souvent retardée avant le lancement officiel du nouveau service le 28 avril 2012. Il faut rappeler que la SNCF en détient 20% du capital, ce à quoi Trenitalia répliqua en lançant dès 2011 Thello, qui exploite un train de nuit de Paris à Milan et Venise. Cette guerre sur fond de directive européenne en Open Access se double d’une rivalité de personne. Le président de NTV est Diego Della Valle, au top de l’entreprenariat latin, détenteur du maroquinier Tod’s et accessoirement président honoraire de la Fiorentina, club de football de Florence. En face, le service public aligne Mauro Moretti, ex syndicaliste devenu CEO du groupe Ferrovie dello Stato depuis 2006, et président à la fois du lobby CER à Bruxelles et de l’Union Internationale des Chemins de Fer. Une position qui offre une vue imprenable sur l’arrière-cour législative nationale et européenne. Tous deux très en vue jusqu’au Sénat, le duel entre les deux hommes est aussi marqué par des caractères bien trempés et les phrases assassines  dans le plus pur style de la « commedia dell arte ». Le dernier round en date nous entraîne à la formation du gouvernement Renzi, rien de moins ! Le gouvernement Renzi voulait confier le ministère du Développement économique à …Mauro Moretti. Mais c’est cette fois Luca Cordero di Montezemolo, président de Ferrari et associé de Della Valle chez NTV, qui aurait fait barrage à cette nomination en poussant un ancien cadre de son équipe lorsqu’il présidait Confindustria, l’entrepreneur Federica Guidi à la tête dudit ministère convoité.  Moretti pouvait s'y attendre,  et par conséquent, le duel avec NTV s’est encore accentué (1).

Deux fortes têtes très en vue au sommet de l'Etat : Della Valle à gauche et Moretti à droite (photos de Simone Ramella - Flickr CC BY 2.0 et World Economic Forum - Flickr CC BY-NC-SA 2.0)

Premier marché concurrentiel du monde
En alignant ses 25 AGV d’Alstom à 23 millions € pièce, NTV Italo a pu démontrer à quoi ressemble la concurrence sur rail telle que la rêve la Commission européenne (2). Outre les prix, cela a forcé Trenitalia à revoir toute sa politique commerciale et à refondre son business model. La guerre du rail en l'Italie est devenue un test décisif pour les efforts visant à dynamiser les économies européennes en difficulté depuis la crise. Trenitalia a ainsi passé des années à préparer l'ouverture du marché, et a subi une énorme restructuration qui a amélioré l'efficacité et l’exploitation. Une enquête de 1991 montrait que près de la moitié des trains circulant à l’époque sur l’axe majeur Rome-Milan affichaient un retard de plus de 15 minutes. Aujourd’hui, Trenitalia peut défendre une performance sur l'ensemble du réseau à grande vitesse qui atteint les 90%. Il y a donc clairement du mieux…

Cela dit, l’intégration de RFI au sein de la holding FS donne l’occasion à NTV Italo d’accuser Trenitalia de réduire injustement ses prix dans une tentative de « compresser » les marges d’Italo . « Trenitalia , rapporte Paolo Ripa, chef des Opérations chez NTV, peut se permettre ces réductions en partie parce qu'il bénéficie des contrats lucratifs confiés par l'État qui l’aide au maintien du réseau local et régional » . Un reproche déjà formulé par les nouveaux entrants en Allemagne sur base des mêmes critères et qui fait l’objet de procès en cours. Selon le concurrent privé, le péage est à charge de NTV serait de 9 € / km, comparativement à 6,5 € en Grande-Bretagne et 5,5 € en Suède, où il y a une séparation entre le réseau et le service. NTV reproche aussi à RFI de le discriminer en limitant strictement l'espace au sol pour ses distributeurs automatiques de billets à Bologne et Venise. Tout serait donc fait, selon NTV, pour l’étouffer.

Marges réduites et bagarre de chiffres
Les dirigeants de NTV s’étaient donné comme objectif d'avoir transporté 8 à 9 millions de clients pour leur deuxième anniversaire, en avril 2014 : ils en sont à plus de 6 millions, à l’égal de Thalys, avec un taux d’occupation tournant autour des 55%. La guerre des prix a fait fondre les marges et NTV affiche un bilan négatif pour la deuxième année consécutive, avec 77 millions de pertes pour un chiffre d'affaires de 246 millions €. Face à des coûts de 173 millions €, dont plus de 120 pour le paiement des péages à RFI, NTV va procéder à une redéfinition de son modèle d'organisation et de gouvernance, afin de s'adapter à l'évolution constante du marché, évoque la direction. Mais le flou des chiffres est ailleurs et empêche les comparaisons.

Les Frecciarossa de Trenitalia disposent d'une partie des subventions nationales. Dans quelle proportion ? Pas de loi pour le détailler...(photo David McKelvey via Flickr CC BY-NC-ND 2.0)

En tant qu’entité holding, aucune loi n’oblige les FS à détailler leur bilan. De nombreux experts pointent ainsi l’impossibilité de vérifier les efforts financiers directs consentis pour contrer la concurrence de NTV Italo avec les Frecciarossa. Avec des prix d’appels à 39€ sur Milan-Rome, nul doute que le service public ait dû ponctionner dans d’autres de ses secteurs. NTV a souvent accusé le groupe dirigé par Moretti d'utiliser les fonds publics pour promouvoir ses Frecciarossa, de manière à embarrasser l’Italo. « N'ayant pas encore eu l'obligation de tenir des comptes séparés suivant les critères et sous le contrôle d'une autorité de régulation indépendante », observe le professeur Ugo Arrigo, de l'Université de Milan Bicocca, «il n'y a aucune garantie que Fs n’aient pas utiliser une partie de ces transferts publics pour financer des secteurs en concurrence, y compris à grande vitesse, pour lesquels les subventions sont interdites selon les règles communautaires ». Les FS ont toujours revenu à la charge, promettant que, sur une base trimestrielle, ils fourniraient des comptes séparés pour la grande vitesse. Quand sera publié le premier budget Frecciarossa? Personne ne l’espère, tant qu’aucune loi ne l’y oblige.

Discrimination : l’Europe surveille
C’est d’autant plus embarrassant que le subventionnement du transport est strictement encadré  par les directives européennes. De manière plus large, l’étau se resserre en ces temps de crise sur les déficits publics des Etats de la zone euro, y compris ceux des chemins de fer. Une étude menée par l'Université de Milan Bicocca, a calculé qu'en 2012 - les dernières données disponibles - le versement par l'Etat avait atteint 7, 6 milliards d'euros pour les FS, soit le double de la moyenne européenne.  « Parfaitement légitimes au vu des obligations de service public, notamment sur les lignes régionales de facto déficitaires », rétorquent ces derniers.

Le dossier de la gouvernance est lui aussi une autre menace, même si l’adoption récente du quatrième paquet semble adoucir les contours. Car outre l’Allemagne, l’Autriche et d’autres, l’Italie a aussi un chemin de fer sous forme de holding, dont fait partie RFI, le gestionnaire du réseau.  Et des plaintes ont été déposées pour discrimination à l’entrée, comme la célèbre saga des gares (NTV est interdite des gares de Rome-Termini et Milan Central). Très en retard, l’Italie vient seulement de se doter d’une autorité de la concurrence, ce qui pourrait changer la donne. Tout cela donne une idée de ce que peut être un gestionnaire de réseau non indépendant. Dès l’instant où les chemins de fer sont à la fois l'arbitre et le joueur du match, ils décident seuls qui est autorisé à utiliser le réseau et dans quelles conditions. Le défunt Arenaway, qui vient de perdre un procès sur le même thème, en est le meilleur exemple.

Jusqu'ici NTV devait se contenter de Milano Lambrate et Roma Tiburtina. Mais le début annoncé d'une trêve de la guerre des gares pourrait voir les Italo sur les voies de Termini, la grande gare principale de Rome (photo par Sirius1278 via Flickr CC BY 2.0)

Un concurrent commun
A ces aspects législatifs vient s’ajouter un autre élément. Et c’est Mauro Moretti lui-même qui le déclare : l’ennemi, c’est l’avion, avec des compagnies parfois « non-italiennes ». Allusion sans doute à Ryanair qui a décidé de fermer sa ligne Bergamo-Rome Ciampino, très touchée par la baisse du nombre de passagers. Allusion aussi à Alitalia qui a dû renoncer à sa meilleure route domestique Fiumicino-Linate. Avec quasi trois heures et des tarifs planchers entre les deux plus grandes villes de la Péninsule, l’avion peut perdre des plumes.

La paix des braves ?
« C'est un pays où nous avons eu le capitalisme de copinage et où les titulaires d'État était très forte », déclare Giovanni Pitruzzella, chef de la commission antitrust italienne, dans un article récent de l’Espresso . « Nous avons maintenant une nouvelle lutte à mener pour la concurrence, mais arriver là où nous voulons arriver ne sera pas facile ». Un indice est la récente conclusion d'un litige par ladite commission antitrust, l'autorité de la concurrence. La procédure a été éteinte fin mars grâce à un accord, notamment sur le retrait de l’idée de NTV de s’établir sur les routes régionales. Du coup le mois dernier, les autorités antitrust italiennes ont annoncé que le groupe ferroviaire contrôlé par l'Etat offrira des concessions à NTV Italo ! La filiale des FS, RFI, le gestionnaire du réseau de chemin de fer, applique dans l’immédiat une réduction de 15% des péages pour les trains à grande vitesse. Cela permet déjà une économie de 50 millions € à Trenitalia et 15 millions € à NTV, ce qui permet à cette dernière de réduire ses pertes de 20%. Ce n’est pas rien.

Les FS se sont engagés aussi à rendre plus facile pour NTV la négociation des sillons horaires et de mettre un terme à la fameuse guerre des gares, en offrant au concurrent privé une meilleure visibilité. Cela a été confirmé par la presse en ce début d’avril avec l’annonce d’une desserte de la gare de Roma Termini par le concurrent NTV, jusqu’ici chasse gardée de Trenitalia (3). S’annonce aussi l'augmentation de trois à cinq liaisons quotidiennes sans escale entre Milan et la capitale. 

Tout cet ensemble de mesure - fortement soupesées en coulisses - devraient permettre une stabilisation des prix planchers et accroître le taux de couverture. Selon Massimo Ferrari, président de l’association Assoutenti, « la réduction du loyer de la grande vitesse pourrait créer les conditions d'un accord de non-agression ». Or, qui dit stabilisation pourrait mener à l’entente, sur laquelle veille aussi l’Europe. Toujours est-il que la fin de la guerre des prix apportera plus de bénéfices dans les finances fragiles du secteur ferroviaire grandes lignes. Le problème est que, paradoxalement, les perdants pourraient être les voyageurs. Ce sont en effet eux qui vont « accorder des remises » aux Frecciarossa et aux Italo, devenus un brin plus chers ! De l’avis des observateurs latins, on verra cependant si la trêve va durer dans le temps, au vu du feuilleton bien italien que constitue la vie politique nationale... 

(1) Mauro Moretti a finalement été nommé à la tête de Finmeccanica à la mi avril 2014... (2) Voir les articles précédents et que les photos                
(3) A lire dans cet article de Il Gazzettino