Le train doit-il transporter tous les produits ?
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09/03/2016

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Il fût un temps pas très lointain où l'Etat flanquait de nombreux devoirs aux chemins de fer, au rang desquels la sauvegarde des intérêts de l'économie nationale. Or la sauvegarde des intérêts de l'économie pouvait ne pas cadrer avec les intérêts du chemin de fer. L'histoire socio-économique de l’Europe confirmera dramatiquement cette théorie avec un chemin de fer entièrement tourné sur l'industrie lourde et tenue d'exploiter des trains de voyageurs même là où ils se font de plus en plus rares, au fur et à mesure de la modernisation du réseau routier.

L’universalisme qui prévaut dans l’idéologie de l’Etat avait déteint sur le mode ferroviaire, à l’origine transport dominant. Le rail devait représenter tous les cas de figures possibles, à une époque où le mode routier n’avait ni le réseau ni la flexibilité dont elle dispose aujourd’hui. Il n’y a pas si longtemps, existaient par exemple en France des transports de bestiaux ou même d’ostréiculture bretonne, afin de répondre à l’importante branche agricole du pays. Naguère, toutes les lettres et les petits colis prenaient aussi le train. Il fallait représenter tout le monde, et n’oublier personne. C’étaient les années 30, puis les Trente Glorieuses.

De nos jours
Les années 80 changent la donne. Le transport ferroviaire a souffert de l'évolution de la demande sociale et économique. Le transport de passagers a subi les conséquences de la motorisation croissante de notre société et le transport de marchandises, celles de la perte d'importance des industries lourdes classiques dont les produits étaient traditionnellement transportés par chemin de fer. L'universalisme qui prévalait naguère est remis en cause : le chemin de fer ne doit plus se lancer dans la course au tonnage pur et simple, et essayer de transporter à n'importe quelles conditions n'importe quelles marchandises. L'activité marchandise requiert une négociation dorénavant individuelle avec chacun des clients, parce qu’ils disposent du choix modal et sont donc susceptibles de passer d’un mode à l’autre sans préavis. En clair, il s’agit remettre le train là où il est le plus pertinent et de ne plus représenter tous les cas de figure existants qu'imposait la doctrine étatique d’inspiration keynésienne.

Cette révolution structurelle oblige dès lors le rail européen à passer d'une structure fonctionnelle à une structure produit « orientée client ». L’abandon du fonctionnalisme d’Etat des Trente Glorieuses met le chemin de fer devant ses responsabilités. Il doit dorénavant trouver ses meilleurs créneaux. Car le danger est dans les chiffres : dans les pays de l'Union européenne, de 2000 à 2012, le fret ferroviaire a certes gagné 7% en tonnes-kilomètres, mais il n’a pratiquement pas progressé en part modale, qui stagne autour des 10-12%. Une étude de la Deutsche Bahn a montré que les deux tiers du fret ferroviaire actuel étaient constitués des secteurs de l’acier, des minerais, du bois, du papier et du transport d’autos. Or on sait que les deux premiers n’étaient pas appelés à une forte croissance dans les prochaines décennies.

L’émergence politique du « client » dans les services publics a contraint les transporteurs à prendre en compte autrement le client dans leur conception du transport de fret. C'est donc aussi l'entreprise historique elle-même qui détermine la consistance des services de fret ferroviaire qu'elle entend offrir à ses clients. Pour cela elle doit apprécier aussi bien les besoins exprimés par les usagers que les coûts correspondants. Les compagnies nationales ne sont donc plus obligées d'exploiter le réseau qui leur a été confié si les desiderata des ses clients leur imposent des charges financières supérieures aux recettes qu'elles pourraient attendre de la fourniture de telles prestations. Elles ne sont plus tenues de fournir certains services que si ceux-ci ne mettent pas en péril l'équilibre financier de leur budget. Le rail apparaît davantage comme une entreprise privée classique soucieuse de gérer ses affaires selon les principes de l'économie de marché.

Que transporte le rail de nos jours ?
Outre les problèmes de marketing et de politique commerciale, il est intéressant d’analyser par les chiffres quels sont actuellement les produits qui dominent au sein du fret ferroviaire. Ce tableau ci-dessous montre la part en pourcentage des types de produits transportés par fer en Belgique, que l'on peut aisément prendre pour exemple au niveau européen. On y remarque la prépondérance des produits métallurgiques de forme primaire, en deuxième position devant le transport intermodal, principalement des conteneurs :




Les produits chimiques et les vracs complètent la majorité des produits transportés, alors que les autres types de produits sont carrément anecdotiques dans le transport ferroviaire. Le drame – et le futur du fret ferroviaire – sont clairement évoqués dans ce tableau : les produits primaires dominent alors que ce secteur industriel est en stagnation. En revanche, une lueur d’espoir se manifeste avec le transport intermodal, plus particulièrement celui des conteneurs maritimes.

Tout n’est pas « ferroviable »
Il reste néanmoins des produits qui échapperont au train. Et non des moindres. Le cas de la grande distribution est emblématique de la mise hors-jeu du train. Son tissu industriel est généralement constitué de PME et de quelques entreprises de plus grande ampleur. A titre d’exemple, une grande boulangerie industrielle produisant 51 millions de petits pains par an ne « fait » que 20 à 25 camions par semaine. En import, elle a besoin de 2.470 tonnes farine, soit environ 2 à 3 camions par semaine. Au final : un total de 25 à 30 poids-lourds par semaine, soit l’équivalent d’un bon train hebdomadaire mais, étant donné qu’on fabrique des pains tous les jours, pour être fraîches, les quantités n’arrivent qu'au compte-goutte, par petits lots. Cet exemple montre l’impossibilité structurelle du rail à répondre aux activités des PME, d’autant que celles-ci sont éparpillées sur l’ensemble du territoire national, rendant caduque tout effort de maximisation.

Le même raisonnement peut être appliqué au secteur des petits colis, où règnent une forte réactivité et un environnement hyperconcurrentiel. Les petits colis sont aujourd’hui un métier géré à la fois par des grands intégrateurs du genre UPS ou DHL, et par une myriade de petites PME avec quelques camionnettes. Le système logistique des petits colis a démontré la faisabilité du porte à porte en un temps record et souvent dans l’urgence : ce n’est clairement pas un métier de cheminot.

Quels produits à l’avenir ?
Le déclin irréversible de l'industrie lourde a forcé les chemins de fer à s’orienter vers des marchandises au potentiel plus « ferroviable ». De nombreuses études ont tenté d’analyser les niches susceptibles de donner du tonus au fret ferroviaire.  Ainsi cette étude du DfT, le Department For Transport britannique, qui détaille le potentiel de croissance selon le produit transporté :
-  Le potentiel dit « considérable »  - le meilleur score - est observé dans les secteurs de transport d’autos (automotive) et dans l’intermodal.
-  Le potentiel dit « modéré » - un score moyen – touche les secteurs des vracs hors minerais ainsi que certains produits sidérurgiques, le bois et le papier ;
-   Le potentiel dit « limité » se retrouve précisément dans les minerais, en déclin, les déchets et le « general cargo ».

Au-delà de cette classification, l’important est aussi d’analyser le potentiel du produit lui-même. La plupart de ceux-ci ont un profil de marché qualifié de stable et mature, mais les secteurs du métal, du minerai et de certains produits pétroliers disposent d’un degré de déclin irréversible et continu.

Conclusion
Le transport de fret ne peut survivre que sur des secteurs en croissance, comme le sont ceux de l’automobile ou du transport intermodal. Dans ce dernier créneau, in fine, tous les produits sont susceptibles d'être transportés par les unités intermodales. Ailleurs, des marchés de niche existent au niveau des céréales et de certains produits en vrac, comme ceux des carrières ou des boissons pour la grande distribution.  Le secteur chimique est encore demandeur de wagons isolés et ses sites industriels sont souvent plus vastes et moins éparpillés que dans d’autres secteurs. Au-delà de la nature du produit, la fiabilité des trafics reste aussi en ligne de mire. Mais elle dépend là du bon vouloir des gestionnaires d’infrastructures sur lesquels les entreprises ferroviaires ont peu ou pas de prise. Or la tendance actuelle en Europe est à la multitude des travaux de rénovation, et donc aux coupures de lignes la nuit ou le week-end, parfois sans itinéraire alternatif. En veillant au graphique horaire et en dénichant les meilleurs marchés qui lui vont si bien, le train peut encore rester dans la course.

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(photo eisenbahnfans.ch via flickr CC BY-ND 2.0)