La bonne idée : une loi pour donner la priorité au fret ferroviaire

07 mars 2017 - Pourquoi n’y avait-on pas pensé plus tôt ? Les CFF en Suisse instaurent depuis décembre 2016 des sillons fret annuels sans restrictions, au même titre que le service voyageur. Comme l’explique l’excellent ‘Blog CFF Cargo’ : « Le plan d’utilisation du réseau 2018 approuvé dernièrement par l’Office fédéral des transports place les trafics voyageurs et marchandises sur un pied d’égalité. Le fret ferroviaire gagne ainsi en priorité, ce que CFF Cargo salue. » La mission : remettre le fret ferroviaire, longtemps parent pauvre de l’exploitation ferroviaire, au-devant de la scène. C’est à ce point-là ?

Il faut prendre la peine de lire et écouter les acteurs du fret ferroviaire : beaucoup se plaignent des trains retardés, de mises en voie de garage parfois pour plus d’une heure, et plus globalement du traitement « de citoyens seconde zone » qui pourrit l’exploitation du fret ferroviaire. Il est vrai que caisses mobiles et wagons citernes ne votent pas et ne crient pas leur colère sur les réseaux sociaux. Le fret ferroviaire n’intéresse donc quasi aucuns politiques, qui laissent les gestionnaires d’infrastructure gérer ce fardeau comme bon leur semble. Il ne faut plus s’étonner dès lors des moyennes atroces parcourus par certains trains de fret, parfois 30 à 40 heures pour faire un « simple » Rotterdam-Milan.

L’excuse de sillons horaire fret qui doivent s’insérer dans le magma des sillons voyageurs ne tient pas. Si on arrive à construire un graphique horaire voyageur annuel et cohérent, en dépit de nombreux chantiers, il n’y a aucune raison de ne pas le faire aussi avec un service marchandise. Mais l’autre excuse est plus pernicieuse : les services voyageurs – très politiques – sont parfois le fruit d’un deal avec les États ou les autorités organisatrices, très susceptibles sur l’humeur de leurs électeurs selon le service rendu. Vu sous cet angle, le fret, qui est libéralisé et n’appartient plus au service public, est bel et bien un secteur de seconde zone, des trains « crasseux » (sic) que l’on fera passer quand il y a de la place sur les voies…

Un peu de technique

Tordons le cou à un canard : un train de marchandise, si lent qu’on ne le dit ? Un train intermodal P100, c’est-à-dire autorisé à 100km/h, est nettement plus rapide en moyenne que n’importe quel omnibus, fusse-t-il de dernière génération. Le premier ne s’arrête nulle part quand le second fait arrêt dans toutes les petites gares. Alors ? Il y a certes une limite de poids des trains selon la vitesse parcourue et le profil de la ligne : pas question de glisser et de passer un signal au rouge ! Mais les trains intermodaux, tout comme les transports d’autos, font partie des « trains légers » du fret si on les compare aux « lourds » que sont les trains citernes, les céréales et les vracs en général. Le démarrage de ces convois est certes plus lent qu’une Desiro ou une Regiolis voyageurs, mais une fois lancés, les trains de fret sont parfaitement capables de tenir l’horaire.

Un réseau à l’échelle de l’Europe

C’est en tenant compte de tous les éléments ci-dessus qu’il devrait être possible de construire différents sillons P100, ainsi que des G90 ou G70 (90 et 70km/h) selon les heures, l’espace disponible et le type de convois que l’on souhaite faire circuler. Le programme RTE-E de l’Union européenne est précisément destiné à coordonner ces sillons par « corridors ». Ces corridors de fret, établis en coopération entre les gestionnaires d’infrastructure et les organismes d’allocation de capacité, permettent une circulation internationale harmonisée des trains de marchandises sur un axe transfrontalier. Ils visent à permettre à un client de ne s'adresser qu'à un seul bureau pour réserver ses sillons horaires, ce qui simplifie l'administration et les délais de réponse. Le réseau RNE (Rail Net Europe), donne cet exemple d’un sillon international du corridor ‘Rhine-Alpine’ entre Anvers et Bâle : on constate qu’il faut 6 heures pour rejoindre Cologne et près de 14h pour arriver à Bâle. Le sillon est valable presque tous les jours et est tiré d’une projection pour 2018 :

 cff-cargo-sillons


L’indispensable base légale

Si le projet de l’Union européenne est un encouragement à créer un réseau européen coordonné, rien légalement n’oblige les gestionnaires d’infrastructure à prioriser les trains de fret au même titre que les trains voyageurs. C’est là que diffère l’approche suisse. Leur nouvelle loi sur le transport de marchandises est entrée en vigueur au 1er juillet 2016 et est coulée dans le béton. Elle offre une nouvelle base légale pour le transport ferroviaire de marchandises sur tout le territoire. Dans ce cadre, la Confédération confère davantage de sécurité de planification au fret ferroviaire en lui réservant des capacités de sillons à long terme. Il répartit les capacités du réseau ferroviaire entre les trafics voyageurs et marchandises selon des critères prédéfinis. La priorité au trafic voyageurs cadencé par rapport au fret ferroviaire a donc été supprimée, ce qui ne signifie évidemment pas que les CFF mettront les trains de voyageurs en retard…

Une nécessaire discipline de tous les acteurs

Il est probablement illusoire de voir se répéter dans les autres États de l’Union européenne une loi similaire au modèle suisse. Tout dépend des instances politiques, de leur volonté et où elles engagent leurs priorités. De leur côté, les chargeurs peuvent aussi montrer une discipline certaine quant à la construction de leur flux logistiques, la plupart étant basé sur une architecture faisant la part belle au transport routier. Le gestionnaire du terminal intermodal de Dourges dispose ainsi « d’arguments financiers » pour n’accepter dans ses entrepôts que des chargeurs « qui font du train », excluant ceux qui n’en feraient pas ou trop peu. Du côté des entreprises tractionnaires, il faut veiller davantage au matériel roulant car le constat est là : les trains de marchandises en panne, c’est pratiquement tous les jours partout en Europe, et c’est une plaie. Sur ce thème, des contraintes fortes doivent être exercées sur les propriétaires de matériel roulant et sur les loueurs, car la panne du fret est l’argument retenu par ceux qui continuent de prôner la priorité du service voyageur.

La construction d’un graphique horaire fret annuel inaltérable (sauf cas de force majeur) devrait être instaurée au niveau légal et inscrit dans les contrats de plan et autres contrats de gestion entre les États et leur gestionnaire d’infrastructure ferroviaire. Certaines lignes ont à peine 3 à 4 trains par heure, laissant bien de la marge pour intercaler 1 ou 2 sillons fret, voire plus. D’autres couloirs sont certes plus encombrés mais certains d’entre eux disposent de portions à quatre voies (Karlsruhe-Bâle) ou d’un dédoublement (vallée du Rhin, vallée du Rhône). Il reste des goulots d’étranglement justifiant des travaux, parfois lourds à mener et à financer. Certaines grandes villes sont contournées par un périphérique ferroviaire, évitant de pénétrer dans les grandes gares voyageur (Bruxelles, Cologne, Bâle, Milan, Munich,…). Une signalisation renouvelée est aussi un gage de fluidité du trafic. Rappelons que certains trains de fret font des moyennes bien supérieures aux omnibus, TER ou RER. Il est aussi possible de diminuer le fret aux heures de pointe voyageur, un handicap d’à peine 2x 2 heures sur 24, ce qui reste raisonnable.

C’est donc une fois de plus au législateur à prendre ses responsabilités. La loi est le seul instrument pour mener une politique durable, même quand cela passe par des dispositions très techniques. Comme le rapporte le blog de CFF Cargo : « Ce n’est que si les trains circulent ponctuellement et au bon moment que nous pouvons assurer [le remplissage des] rayons des magasins. » Il est temps d’y penser…